51.
Paneb avait attendu jusqu’à l’aube, espérant voir réapparaître son ami. À l’arrivée des prêtresses d’Hathor qui se dirigeaient vers le temple pour y éveiller la puissance divine, le jeune colosse, dépité, regagna son domicile.
Soudain, le village aux apparences si paisibles lui sembla inquiétant et hostile. Alors qu’il croyait en avoir discerné les lois, il se trouvait brutalement plongé dans l’inconnu. Son unique ami avait-il été victime d’un complot fomenté par de redoutables individus, décidés à éliminer tous ceux qui n’entraient pas dans leur moule ? Paneb avait défié Nakht le Puissant, Néfer avait défendu Paneb... Irréductibles, les deux amis devaient disparaître.
Mais Paneb l’Ardent ne se laisserait pas égorger comme une bête de boucherie. À lui seul, il était capable de mettre ce maudit village à feu et à sang.
Il s’apprêtait à partir en guerre quand on frappa à sa porte. Méfiant, le jeune homme s’arma d’un bâton, prêt à fracasser la tête des artisans qui allaient tenter de s’emparer de lui.
Bras droit levé, il ouvrit sa porte et découvrit deux femmes, Claire et une petite blonde effarouchée. La première portait un buste en plâtre, la seconde un bouquet composé de tiges de lotus, de narcisses et de bleuets.
— Protection sur ton visage, dit-elle en utilisant la formule traditionnelle pour souhaiter une bonne journée. Ouâbet a souhaité m’assister pour que nous commencions à faire vivre ta maison.
— As-tu des nouvelles de Néfer ?
— Serais-tu inquiet ?
— Il a disparu !
— Rassure-toi, il est parti pour visiter un chantier naval afin d’y étudier les techniques des charpentiers.
— Seul ?
— Non, avec le chef d’équipe et quelques artisans.
— Tu en es certaine ?
Intriguée, Claire dévisagea Paneb.
— Tu as l’air bouleversé !
— Je croyais qu’on l’avait enlevé, qu’il avait été malmené, que...
— Tout va bien, sois tranquille ; il ne s’agit que d’un bref voyage à caractère professionnel. Qu’allais-tu imaginer ?
Paneb posa son bâton.
— J’ai eu peur pour lui, j’ai craint que la confrérie entière ne lui fût hostile.
— Apaise-toi, recommanda Claire ; voici un buste d’ancêtre que tu vénéreras chaque jour en songeant aux Serviteurs de la Place de Vérité qui t’ont précédé.
— Dois-je le placer dans la première pièce, comme chez toi ?
— C’est la coutume, en effet.
Timide, Ouâbet la Pure donna les fleurs au jeune colosse.
— Leur parfum est doux au ka des ancêtres, commenta Claire ; si nous ne leur étions pas reliés, s’ils ne nous offraient pas leur force, nous ne pourrions pas survivre.
— Les ancêtres ne m’intéressent pas... Seul compte l’avenir.
— Tu ne bâtiras pas sans fondation, Paneb. Nos prédécesseurs ont façonné l’esprit de ce village et ils ont nourri son âme de leurs créations. Ce qu’ils nous ont transmis, nous devons le transmettre à notre tour. Si tu négligeais les ancêtres, tu deviendrais sourd et aveugle.
Occupé à méditer les paroles de Claire, Paneb ne s’était pas aperçu que Ouâbet la Pure le regardait d’un œil attendri.
Le buste de l’ancêtre négligemment posé dans un coin de la première pièce de sa maison, Paneb se restaura à la hâte puis se dirigea vers la demeure du peintre Ched qu’il considérait comme le supérieur des trois dessinateurs. Il exigerait de lui un programme de travail précis et ne se laisserait pas bercer par un vague discours.
Équipé d’un imposant matériel, Ched s’apprêtait à partir pour la Vallée des Reines. Doté d’une élégance naturelle, les cheveux et la petite moustache très soignés, les yeux gris clair et le nez droit, les lèvres fines, il semblait poser un regard dédaigneux sur ce qui l’entourait.
— Attendez-moi !
— T’attendre... Pour quelle raison ?
— Je vous accompagne à la Vallée des Reines, non ?
Le sourire de Ched était plus aiguisé qu’une lame.
— Tu perds la tête, mon garçon ; je vais procéder à des travaux de restauration d’une extrême finesse et je n’ai pas besoin d’un incapable.
— Je sais lire et écrire, et je dessine parfaitement les hiéroglyphes !
— Comme tous les habitants du village... Mais que sais-tu de l’art du Trait, des règles de proportion et de la nature secrète des couleurs ? Tu veux devenir dessinateur, paraît-il, et même peintre ! Ignores-tu que ce n’est pas toi qui dictes tes exigences à la confrérie ? Tu devrais apprendre à faire du plâtre, et ce sera sans doute ta meilleure occupation jusqu’à la fin de ton existence.
Les paroles de Ched étaient des couteaux qui s’enfonçaient dans la chair du jeune colosse.
— Autre élément essentiel que tu n’as pas perçu, poursuivit le peintre : la demeure qui t’a été attribuée n’est pas une maison de paysan ou de petit scribe, mais un sanctuaire. Tu n’as songé qu’à ton confort matériel, mais que sais-tu de la signification symbolique de chaque pièce, et où sont les peintures et les objets qui en donnent le sens ? Tu n’es encore qu’un homme de l’extérieur, mon pauvre Paneb, et je ne suis pas certain que tu possèdes l’intelligence et les talents nécessaires pour être un authentique Serviteur de la Place de Vérité. Suis au moins l’exemple de ton ami Néfer qui, lui, a déjà beaucoup progressé Et n’oublie pas que la porte du village s’ouvre très facilement sur l’extérieur où tu obtiendras sans difficulté un travail à ta mesure.
Abasourdi, Paneb regarda le peintre s’éloigner sans pouvoir proférer une seule réplique. Envahi par la rage, il faillit se précipiter sur Ched pour lui arracher son matériel et le piétiner. Mais les reproches du peintre continuaient à le cingler comme des coups de fouet, avec d’autant plus de violence qu’ils étaient fondés.
Ched avait raison : il n’était qu’un paysan doublé d’un petit scribe. Mais pourquoi Néfer, son seul ami, ne l’avait-il pas aidé à en prendre conscience ? Et à quelle progression Ched avait-il fait allusion ? Pour en avoir le cœur net, Paneb décida d’interroger Claire.
Dans la rue principale, il croisa deux des trois dessinateurs, Ounesh le Chacal et Gaou le Précis, qui partaient pour la Vallée des Reines. Il les salua à peine, sentant peser sur lui l’ironie de leur regard.
La porte de la maison de Claire et de Néfer était fermée.
Il frappa.
— Claire ! Je peux entrer ?
— Un instant, répondit-elle. Étrange... Elle, d’ordinaire si accueillante, allait-elle rejeter Paneb en le traitant avec mépris, comme le peintre ? Il n’eut pas le temps de laisser prospérer ses idées noires, car la porte ne tarda pas à s’ouvrir.
— Néfer est-il rentré ?
— Pas encore.
— Je veux le voir.
— Il travaille sur un chantier.
— Pourquoi a-t-il choisi le bon chemin et pas moi ? Toi, tu dois le savoir !
— Entre, j’ai un travail à terminer.
Paneb découvrit avec stupéfaction le troisième dessinateur, Paï le Bon Pain, un homme rond, au visage jovial et aux joues rebondies. Son poignet droit était bandé.
— Une petite foulure, expliqua-t-il. Grâce aux soins de Claire, je reprendrai mon activité dans quelques jours.
La jeune femme s’assura que le bandage n’était pas trop serré.
— Pour le moment, Paï, repos complet. Ne sois pas inquiet, il ne restera aucune séquelle.
Paneb détaillait la première pièce d’un œil nouveau : une construction bizarre dans un angle, le buste de l’ancêtre sur un autel, un autre autel fleuri... Néfer avait bel et bien transformé sa demeure en sanctuaire.
— Le peintre Ched vient de me traiter d’incapable, mon seul ami disparaît, et je ne comprends plus rien ! Qu’est-ce qui se passe, Claire ?
— Tu dois simplement franchir une nouvelle étape, et c’est à toi de tracer le chemin.
— Le seul conseil que m’a donné Ched, c’est de devenir plâtrier !
— Il est excellent, observa Paï le Bon Pain.
Paneb bouillonnait.
— Toi aussi, tu te moques de moi !
— Désires-tu toujours devenir dessinateur ?
— Plus que jamais !
— Alors, comprends que ton premier chantier, là où tu dois faire tes preuves, c’est ta propre maison. Tu nous as montré que tu savais te débrouiller seul pour le gros œuvre et une réfection sommaire, mais c’est insuffisant. Il te faut tout apprendre du métier afin de ne pas commettre d’erreur lorsque tu œuvreras sur la paroi d’une demeure d’éternité.
— Tu n’as pas été plâtrier, toi !
— Bien sûr que si. Comment réussir un dessin sans un bon support ? Sa fabrication est le premier des secrets.
— Acceptes-tu de me l’enseigner ? interrogea Paneb, angoissé.
Paï le Bon Pain contempla son poignet.
— Je n’apprécie guère le repos forcé... On pourrait essayer.